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La rue de la bignone

Marie

Quatorze heures. La lumière crue, éclatante, plonge au cœur de la ruelle.

Il fait chaud, étonnement chaud et la vie semble s’être arrêtée. Aujourd’hui aucun bruit de voix, de pas, d’enfants, de chocs des casseroles ou de la vaisselle dans

les cuisines.

C’est l’heure de la sieste. Tout dort.

Même les oiseaux se sont tus.

 

Les petites maisons chaulées aux verts volets pimpants croulent sous la végétation luxuriante qui serpente jusqu’aux sages tuiles d’ocre, bien alignées en vagues

de dentelle, rompant leur monotonie : rosiers grimpants, rosiers buissons, belles

de nuit, bignones et l’incontournable rose trémière rétaise, toutes foisonnent

et développent un camaïeu orange-rouge-rose. Les corolles des fleurs, énormes, curieusement larges et frémissantes, vibrent, crépitent et bourdonnent dans

la chaleur torride et inhabituellement moite de ce 11 août. 

Dans sa gangue de verdure, le feu semble s’être propagé de l’allée de sable d’or vers les murs arrondis et jusqu’au ciel trop bleu.

 

Un homme avance et s’engage dans la petite impasse. Grand géant au corps d’athlète, sa jeune blondeur ébouriffée et ses muscles déliés évoquent la sensualité du félin. Torse nu, il porte un short orange et des tongues rouges. Des paillettes de mica scintillent sur sa peau luisante

et bronzée. Il est en retard, un peu essoufflé mais satisfait, il vient de quitter au creux du sable les bras de Zoé. Il a glissé son body surf sous

son bras. C’est l’image du beau vacancier, appétissant,  un petit côté Brad Pitt,  sea-sexe-and-sun, les filles lui tombent dans les bras.

 

Brad marche dans l’allée, fredonne, ralentit et s’arrête. Il se tait. Il a perçu le frémissement, il a entendu le crépitement, il ressent la touffeur

de l’air et remarque combien ces curieuses fleurs ont grossi. Il n’y avait pas prêté attention.

 

Il avance jusqu’à la petite porte ombragée par la bignone mais il ne peut l’ouvrir.  Des vrilles et des ventouses végétales et velues s’accrochent

au bois et bloquent les charnières. Brad ressent une oppressante étrangeté. Que s’est-il passé ? Il est interloqué. Ce matin il est sorti sans rien remarquer et là… Il cogne sur la porte et appelle : Sylvie ! Véronique ! Il tambourine. Pas de réponse. Où sont-elles ?  Brad se met à transpirer. Son cÅ“ur bat la chamade. Il crie maintenant : Sylvie ! Véronique ! Maman !

Lorsqu’il se retourne mu par un pressentiment il constate bouche bée que toutes les fleurs, des plus petites aux plus grandes sont tournées

vers lui, pétales évasés et ploient dans sa direction.

 

Brad ne comprend pas. Il essaie de raisonner et réalise brutalement à quel point tout ceci est anormal. Il est pétrifié, saisi d’une angoisse hallucinante. Il veut partir, il doit partir. Paniqué, il fait un pas et s’effondre. Insidieusement la bignone s’est enroulée sur ses mollets, sur

ses cuisses musclées. Pris au filet de liane et de bois, il ne peut se dégager.

Brad hurle. Lentement, les plantes glissent et serpentent jusqu’à lui, les vrilles s’agrippent, percent, enserrent son torse, ses bras, son cou,

les feuilles se contorsionnent et pénètrent en masse dans sa bouche béante.

Brad hoquette, étouffe, se cabre. Quelques convulsions et son corps disparaît sous les feuilles palpitantes, aspiré par les corolles gourmandes.

 

Presque instantanément la végétation plus rouge et vibrante que jamais s’enfle et s’étoffe encore  et la petite maison chaulée disparaît bientôt sous la jolie bignone.

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