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Le jardin de Lulu

Michèle

Lulu marche avec délice dans l’herbe encore humide de rosée. Le jardin se réveille doucement, et elle l’apprécie plus que tout, ce grand jardin, avec sa prairie, ses talus, ses fleurs, ses arbres... Elle apprécie plus que tout le sentiment, la certitude, qu’elle est ici chez elle, que personne

ne saurait lui disputer ce droit... même si certains souvenirs désagréables lui reviennent de temps en temps à l’esprit, mais qu’importe.

 

Les odeurs végétales de la nature en éveil lui arrivent de plus en plus piquantes, de plus en plus puissantes, et elle les hume avec extase.

Les petits bruits, les oiseaux pépiant dans le matin printanier, quelques craquements et un vent très faible... Peut-être aussi, pas bien loin,

une souris égarée ? Les oreilles et le museau de Lulu frémissent... Non, fausse alerte.

 

Mais la course soudaine de Loubard derrière elle, cela, ce n’est pas une fausse alerte. En dépit de l’atavisme qui régit les relations chien

et chat – chat égale proie, chien égale chasseur – chat court devant chien, chien court après chat - Lulu ne craint pas Loubard. Loubard

est un bon gros chien lourdaud, pataud et joyeux, à qui personne n’a jamais pris la peine d’expliquer l’atavisme. Et en arrivant à sa hauteur,

il lui tourne autour avec un petit gémissement plein d’espoir : Lulu veut-elle jouer un peu avec lui ce matin ?

 

Mais non, Lulu ne veut pas jouer. Lulu a un territoire à inspecter. Lulu a des occupations sérieuses. Que Loubard aille jouer plus loin à mâchouiller bêtement son bâton préféré ! Elle le lui fait comprendre sans équivoque par une attitude figée et réprobatrice.

 

Loubard n’insiste pas et repart vers la maison. Mais avec son souffle chaud, il a bien endommagé le parfait ordonnancement des jolis poils blancs de Lulu, et avant toute chose, elle doit réparer les dégâts. Elle se met donc en devoir de passer avec application sa langue râpeuse sur son flanc droit, puis sur sa patte avant, quand un léger mouvement attire son attention. Aussitôt sur le qui-vive, elle fixe son regard sur l’anomalie détectée, et son sang ne fait qu’un tour. Encore lui ! Encore ce gros chat roux prétentieux, qui, il y a quelques nuits de cela, a sauté SA barrière, pour venir CHEZ ELLE, s’est arrogé le droit de marcher sur SON herbe, et non content de ces infractions déjà gravissimes, a osé la poursuivre, ELLE,

en l’obligeant à grimper à l’un de ses arbres, comme s’il se croyait CHEZ LUI !

 

Cette nuit-là Lulu, terrifiée par l’aggressivité du matou, n’avait pas pu remettre une patte à terre avant que celui-ci ne veuille bien tourner coussinets. Et cela ne s’était produit qu’au petit matin. Presque la moitié de la nuit coincée sur cet arbre, n’osant bouger, pendant qu’il l’observait d’un petit air sardonique... Elle en garde un souvenir de rage et d’humiliation mêlées. Et voici maintenant qu’il réapparait, toujours aussi belliqueux et sûr de lui !

 

Non, pas question que cet épisode intolérable ne se renouvelle. Lulu se hérisse soudain, se présente de côté au matou, fait trois pas glissants

en crabe. Avec ce nouveau volume, elle sent bien qu’elle en impose. Sa queue se dresse et fouette l’air violemment. La colère l’envahit complètement, elle pousse un grognement furibond, bas et sourd, qui monte de plus en plus pour se muer en stridulations aigües. Elle crache vers l’ennemi, ses poils sont électriques et elle semble crépiter tout entière.

 

Pourtant, on ne peut pas dire que le matou semble très impressionné. Il s’approche d’elle, très lentement, mais sans marquer de pause. Il grogne aussi. Lulu redouble de haine et de rogne.

 

«  Rrrrraouhhh ! Va-t-en, dehors ! Propriété privée ! Â», fulmine-t-elle. 

 

Mais soudain le gros chat est sur elle. Griffes acérées, canines, claquement de mâchoires, hurlements volent dans les airs. L’accrochage ne dure qu’un instant, mais sa brièveté n’a d’égale que sa violence, et aux cris perçants des deux bêtes, tout se tait, tout s’immobilise dans le jardin.

Enfin, presque tout. Car, pas ému pour deux sous, Loubard arrive vers les deux chats et se met à courir après l’intrus en jappant joyeusement.

Un nouveau copain ?

 

Apparemment non, le matou file à toute allure et repasse la barrière en deux bonds alertes. Déçu, Loubard lui lance un dernier aboiement

de reproche, et revient vers Lulu, au galop, langue, oreilles et babines flottant au vent.

 

La chatte blanche est encore toute tremblante, sa peau se soulève par vagues, mais en voyant le chien qui court vers elle, ses pupilles se dilatent et à sa colère s’ajoute instantanément une indignation outrée. Nom d’un mulot, ce n’est pas possible, cet idiot, il rit ! Il s’amuse ! Il croit que c’est un jeu ! Ne comprend-il donc pas que c’est LA GUERRE !

 

Hé bien non, Loubard ne comprend pas du tout... Il s’approche de Lulu et tente un grande léchouille amicale. La chatte évite adroitement la giclée de bave. Mais Lulu est bonne fille, au fond. Alors, pour l’aide logistique qu’il lui a apportée, - une aide inutile, bien sûr, car elle avait indéniablement la situation bien en patte – elle lui adresse du bout de tous ses poils un petit merci guindé. Loubard ne s’en formalise pas et,

la truffe au ras du sol, il s’éloigne à la recherche d’odeurs plaisantes.

 

Lulu se dirige alors vers la barrière et avec infiniment de grâce et de délicatesse, elle se propulse sur un poteau. Malgré l’exiguïté de cette

plate-forme, à peine une paume de main, elle parvient à s’y asseoir dignement, les pattes avant rassemblées tout près du ventre.

Le gros matou est couché un peu plus loin, tout dépité, la tête rentrée dans les épaules, perplexe : comment une telle débâcle a-t-elle

pu se produire ?

 

Ce matin, Lulu restera longtemps perchée sur son poteau, les yeux braqués droit sur l’ennemi déconfit. Altière, rigide, impériale.

Et maîtresse absolue des lieux.

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