top of page
La table

Marie

Jeanne se réveille.

Elle est un peu groggy.

C’était peut-être la grippe ? Une migraine ? Elle a eu si mal à la tête…

Depuis deux ou trois jours elle est restée couchée, se traînant au lavabo pour boire quelques gorgées et puis se replongeant dans un sommeil lourd et agité.

Jeanne se réveille et se sent mieux. Il faut manger quelque chose. La faim est revenue. C’est bon signe.

 

Jeanne se lève, doucement, ses jambes sont si faibles. Elle enfile un peignoir douillet, Sylvain l’aimait bien, la laine polaire l’enveloppe toute entière.

Elle sort de sa chambre. Le soleil inonde la cage d’escalier et Jeanne est surprise par cette couleur jaune. Petite, elle aimait le papier rayé alternant frises et fleurs des champs. Elle promenait son doigt sur les pétales, suivait les entrelacs, recopiait sur ses cahiers les petits bouquets de pervenches. La cage d’escalier lui semble incongrue, étrangère. Un léger malaise s’insinue et le cÅ“ur de Jeanne se met à battre. Que dirait Maman ?

 

Jeanne arrive dans la cuisine. Le réfrigérateur ronronne. Il est presque vide : un yaourt, une tranche de jambon, il faudra bien faire des courses…

Jeanne remplit la bouilloire électrique. Qui donc la lui a donnée ? Tu verras Maman, c’est plus rapide et commode pour te faire du thé. Ma petite fille…

Des images se bousculent. Des enfants agglutinés autour de la grande table de bois, la même qu’aujourd’hui. Jeanne et ses grands frères, rires taquineries, larmes aussi. Le père en bout de table. La mère debout versant la soupe. Des enfants, d’autres enfants, la vie continue et d’autres encore. Le temps est une boucle. Tout recommence.

 

La table est toujours là. La table des repas et des fêtes familiales. La table des devoirs. La table du courrier reçu et du courrier envoyé. La table des bonnes nouvelles et des mauvaises aussi, des télégrammes et des larmes. Les copies à corriger éparpillées de part et d’autre, la pâtisserie étalée, découpée, dégustée. Et d’autres plaisirs encore et la jeune mariée déshabillée, effeuillée, ravie sur la table allongée… Mais un autre corps sur la table couché dans la boîte capitonnée qu’il faudra refermer.

 

Jeanne a mal à la tête. Les souvenirs se bousculent, elle sourie et elle pleure. Elle ne sait plus très bien où elle en est de cette histoire. La petite fille et la femme et la vieille dansent une ronde triste et joyeuse de plus en plus rapide, de plus en plus violente. Jeanne est toute étourdie.

 

Elle s’assoit devant la table. Elle glisse ses mains sur le plateau, le caresse. Elle sent le grain du bois, la douceur de la cire, la patine des ans. Elle pose sa tête sur ses avant-bras et respire la table, lentement, profondément. Sa mère aime faire le ménage de printemps. Un beau jour comme aujourd’hui, le soleil par la fenêtre, astiquer, cirer, faire briller en frottant très fort. Jeanne aime aider Maman et lustrer la table avec application. C’est son travail à elle, la petite dernière, sa responsabilité dans le partage des tâches quotidiennes.

Jeanne frotte la manche de sa robe de chambre sur le bois sombre et regarde à contre jour l’éclat de la lumière satinée. La table doit briller comme un miroir ! Jeanne frotte, frotte encore. Maman sera contente. Jamais la table ne fut si belle.

Alors Jeanne se penche sur le plateau et elle voit son reflet.

 

De grosses larmes éclatent sur la table de bois en une myriade de perles argentées.

 

bottom of page